Sur les traces de
    la marches des beurs

 

 

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Durant tout le mois de mai, 80 sans-papiers et une vingtaine de soutiens ont traversé la France à pied, depuis Paris jusqu'à Nice. Une marche forte et symbolique, pourtant boudée par les médias. Portrait d'Abdoulaye Kanouté, l'un des marcheurs, qui nous livre son analyse sur cet événement surprenant, au coeur d'une France solidaire et fraternelle.

C'est un empêcheur de tourner en rond, empli de persévérance et de dynamisme. Abdoulaye Kanouté, malien, a 30 ans. Le sourire accroché à son visage apparaît comme une évidence : "Je n'ai pas envie d'être de mauvaise humeur. Ca ne sert à rien d'être triste". La négativité lui échappe. Elle demeure inconcevable, malgré un parcours difficile et malheureusement propre à la majorité des sans-papiers. Abdoulaye est arrivé en France en 2002, via des passeurs. Ces vendeurs de rêve européen lui ont permis de quitter son pays natal, le Mali, pour arriver à la destination désirée : Paris. Plus exactement en Seine-Saint-Denis, dans un foyer africain. Il y retrouve des proches, des demi-frères, des cousins. Le jour, l'établissement est vide. Tout le monde travaille. Une fois la nuit tombée, ils s'entassent dans des pièces exiguës, dans des conditions misérables. Si Abdoulaye a aujourd'hui quitté le foyer, il enchaîne des contrats précaires et illégaux en intérim, dans le domaine du BTP. Depuis maintenant huit ans.
Envie de se battre
Huit ans d'existence personnelle camouflée, de vie professionnelle cachée. Où le travail non reconnu se mêle à la traque policière, de gardes à vues en centres de rétention. Jusqu'au jour où il s'est dit : "Il faut que les choses changent. On a tous le même travail, mais aucun d'entre nous n'a un projet qui concerne l'avenir. Certains ont 20 ans de travail dans le bâtiment mais au final ne savent même pas construire une maison. On ne te donne pas la chance d'apprendre quelque chose". Au fil des années, Abdoulaye prend conscience de la montagne d'obstacles à franchir pour s'intégrer dans l'Hexagone. Légalement d'abord. Car la régularisation est une véritable compétition. Mais aussi socialement. Un constat indéniable, qu'il a compris dès son arrivée au foyer. "Tu es entouré de Maliens, tout le monde parle le même dialecte. Tu es en Afrique en France, tu ne peux pas être intégré". Lui maîtrise la langue de Molière, qu'il a appris surtout en autodidacte, couplé à quelques cours du soir et à un suivi assidu des médias. De ses différentes réflexions est née une envie de se battre, de rompre un immobilisme latent. En 2008, il rejoint le mouvement des sans-papiers grévistes, puis la Coordination des sans-papiers 75 (CSP 75), réunie à la Bourse du Travail, à Paris. Aujourd'hui, il fait partie des 3000 personnes de 25 nationalités différentes qui occupent les locaux désaffectés de la CPAM, rue Baudelique. (lire encadré). C'est dans ce lieu - baptisé Ministère de la régularisation de tous les sans-papiers, MRTSP - qu'a éclot l'idée de cette marche. Ainsi, le 1er mai dernier, 80 sans-papiers, accompagnés d'une vingtaine de soutiens, sont partis pour effectuer les 1040 kilomètres de leur trajet entre Paris et Nice. 659 kilomètres à pied, contre 381 en bus et train. Objectif : demander la régularisation de tous les sans-papiers et interpeller les gouvernements africains et français, réunis à Nice pour le sommet France-Afrique, les 31 mai et 1er juin.
Formation d'une équipe
Abdoulaye, le mégaphone toujours en main, n'est pas porte-parole. Il est un acteur de cette marche, parmi tant d'autres. Engagé et réfléchi, il tient un carnet de marche, dans lequel il écrit noir sur blanc ses impressions. Car de cet événement est ressorti de nombreux temps forts. A commencer par le premier jour. "Tous les occupants de Baudelique nous ont accompagné, nous étions 3000 à aller rejoindre en métro la manifestation du 1er mai. C'était fou, j'étais inquiet, un peu perturbé, puis tout est allé mieux". Le soir, la centaine de marcheurs arrive à Vitry-sur-Seine. A chaque étape, des soutiens - associatifs, souvent, politiques, parfois - s'organisent pour les accueillir au mieux. Une véritable équipe se reconstitue lors des différentes haltes. L'aspect logistique est colossal : il faut préparer le dîner pour une centaine de personnes, faire la vaisselle, installer les tentes. La nuit a pourtant a été paisible et le réveil tout aussi serein.  Au petit matin, les bénévoles sont sur le pied de guerre. Un monsieur propose à chacun de se doucher, une dame a déjà préparé le café et apporté les croissants. C'est le début d'une longue expérience, marquée par une solidarité - presque - sans faille. "Les gens nous dépannent avec les moyens qu'ils ont. C'est inoubliable", affirme Abdoulaye. Puis, la joyeuse troupe, habillée de gilets jaune fluo, se dirige vers Evry. Sur leur route, ils chantent des slogans, font des haltes, énoncent des discours. Et surtout échangent avec des spectateurs de tous genres, souvent ébahis par cet étonnant défilé.
"Comme ma mère"
Abdoulaye se rappelle notamment de ce policier, le premier "avec lequel nous avons échangé librement, en face à face et pas en garde à vue ! Il était sympa".     A ses yeux, cette rencontre, comme tant d'autres, n'est pas anodine. Symboliquement, c'est un mur qui s'effondre, celui qui sépare les Français des sans-papiers. Une frontière creusée par la méconnaissance - et la méfiance qui en découle - des uns pour les autres. Certains habitants n'ont jamais rencontré d'Africain de leur vie, ou presque. Que savent-ils donc de la situation des étrangers en situation irrégulière en France, qui travaillent et paient des impôts ? Rien, ou quelques idées reçues. La mission de cette marche est aussi de l'ordre de l'information et de la sensibilisation. De sorte à ne pas uniquement prêcher des convaincus. A l'inverse, les marcheurs ont pu mettre de côté leurs préjugés et s'apercevoir que tout le pays n'est pas intolérant ou raciste. "On s'attendait à tout, je pensais qu'on allait se faire tirer dessus", raconte Abdoulaye. Pourtant, dès le début de la marche, il pouvait déjà citer des centaines de rencontres encourageantes. Par exemple à Sens, une ville qui "nous a énormément accueilli. L'adjointe au maire (Marie-Noëlle Lehodey, Parti de gauche, NDLR) a traversé la ville avec nous, elle était derrière notre banderole. Beaucoup de citoyens sont venus, ils sont passés au gymnase où l'on dormait, prêté par la ville, pour échanger des idées avec nous, dialoguer. L'adjointe a dormi avec nous. Par terre, sur un tapis de sol. Ca c'est incroyable. J'ai parlé avec elle comme je discute avec ma mère".
Surplus de générosité
Et les échanges socio-culturels sont transversaux. Au sein de la marche, une dizaine de nationalités différentes sont représentées. Ce qui engendre une vraie richesse de connaissances, de transmission et d'apprentissage. A l'image de cette scène de vie, dans un parc, à Auxerre. Sheng, un marcheur chinois, apprend à Abdoulaye à dire "je t'aime" en chinois. L'exercice est périlleux, mais les rires prennent le pas sur les mots écorchés... Dans cette même ville, la mairie les a reçu chaleureusement. Sissoko Anzoumane, porte-parole du MRTSP, a prononcé un discours. S'il est aujourd'hui régularisé, Sissoko lutte depuis des années. Lui qui a connu l'occupation de l'église Saint-Bernard en 1996, dit "avoir compris, à travers cette marche, que les Français sont solidaires. En 17 ans, nous n'avons jamais connu ça". A Rully, le maire François Lotteau (Europe Ecologie) a remis une médaille de la ville à Sissoko et une médaille du mérite pour tous les marcheurs. Et tout au long de la route, de plus en plus de personnes font des dons aux marcheurs. Cela va du patron de bar qui offre une tournée générale de café, aux anonymes qui proposent à manger, des chaussures de marches, des vêtements, des tentes, etc. Un surplus de générosité ! Ou plutôt un manque de place dans les voitures suiveuses pour stocker tous ces présents...
"Régularisé par le peuple français"
"90% des gens nous ont accueilli à bras ouvert, 10% ont été hostiles. Il y a toujours des bons et des mauvais. Je tolère les mauvais grâce à ceux qui nous ont accueilli à bras ouverts", explique Abdoulaye. A Cannes, une dizaine de militants du Bloc Identitaire, un groupuscule d'extrême droite, ont déployé une banderole noire, sur laquelle était inscrit "L'émigration tue l'Europe, l'immigration tue l'Afrique". Le mot d'ordre des marcheurs est clair : rester pacifique et ne pas répondre aux provocations, ni aux insultes. Face à l'indifférence des sans-papiers, les militants ont rapidement déguerpi. Cannes sera l'unique ville où une manifestation a été interdite. Les marcheurs sont donc partis à Nice, leur destination finale, en bus, encadrés par sept camionnettes de CRS. Sommet France-Afrique oblige, la ville était placée sous haute surveillance. Les marcheurs n'ont pas été reçus par les chefs d'Etat africains, comme ils le souhaitaient. Mais pour Abdoulaye, ce n'est "pas un échec. On a apporté notre message au peuple Français. On compte sur les gouvernements africains et français, mais le peuple c'est important. C'est comme si j'étais régularisé par le peuple français. Je leur ai tendu la main, ils me l'ont serré". Cet événement aura été une marche des Beurs, à leur manière. Avec d'autres revendications, mais dans la même démarche. "A travers ce voyage, j'ai découvert la France profonde et fraternelle. Il y a des gens qui sont de notre côté. Et même s'ils ne sont pas capables de faire bouger les choses face à ce gouvernement, ils sont prêts à nous aider. Il y a eu une grande connexion. L'Etat français devrait voir ça", conclut Abdoulaye.

Amélia Blanchot





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